1982. Monte Carlo - JOYCE  CET INCONNU

By C. George SANDULESCU, Monaco.

(This is a spoken contribution to a discussion panel organized in Monaco at the Theatre Princesse Grace, in the presence of the Princess herself. On the Panel, and taking part in the discussions were, among others, Anthony Burgess and Mark Mortimer.)

(The Panel discussions have been recorded, transcripted and published in Etudes Irlandaises, The James Joyce Centenary Issue, edited by Patrick Rafroidi & Pierre Joannon, Numero Spécial, 1982,  issued by Université de Lille,  "Pont de Bois" , B.P.149,   F-59653 Villeneuve-d'Asq, FRANCE.) 

Georges Sandulesco:

            Je crois qu'avec Mark Mortimer la série des chocs a commencé. Je veux bien la continuer en parlant de "Joyce, cet inconnu". (Comme vous ne le savez que trop bien c'est un titre qui a gagné un des premiers Prix Nobel pour la France au début de ce siècle.)

            Car dans la série des grands enfants terribles que l'Irlande a fournis à la littérature mondiale -- ou "petits" enfants terribles, comme Shaw and Wilde -- James Joyce a une place à part: il est lui-même le plus grand paradoxe !

            Joyce est l'écrivain le plus populaire, mais il est aussi le  plus hermétique -- donc impopulaire. Il est par définition l'auteur le plus lu, mais il est aussi le moins compris. Sa langue est l'anglais, sa langue n'est pas l'anglais. Sa vie professionnelle et privée est peut-être la mieux connue dans les grands détails, mais il reste la personnalité la plus énigmatique du monde des lettres. Finalement, le comble de l'oxymoron -- il est l'homme le plus européen du vigtième siècle, donc le moins irlandais . . .

            Je m'explique:

            Premièrement, il est le plus populaire par la quantité annuelle des oeuvres sur son oeuvre; en 1966 Tom Staley comptait plus de 30 livres et 500 articles sur Joyce par an. Ce chiffre nous semble infime dans l'année du centenaire . . .

            Deuxièmement, il est le plus lu: je n'oublierai jamais un chauffeur de taxi de New York qui a laissé sa voiture dans la rue pour pouvoir discuter Joyce avec moi -- son client -- pendant une petite demi-heure dand un bar pas très loin de Times Square. . .

            Troisièmement, sa langue n'est pas l'anglais ! Son passeport est et reste anglais -- lui (pas Beckett !) est sujet britannique pour la vie --  certainement oui. Il va même specialement à Londres le 4 juillet 1931 pour se marier.  Mais au sujet de l'anglais Haines (qui porte un mon si parfaitement français !), Stephen Dedalus pense "His language, not mine".  Finnegans Wake commence là.

            Quatrièmement, il reste la personalité la plus énigmatique: en dépit des gens, présents ici, qui l'ont bien connu, il reste aussi mystérieux que Shakespeare et les légendaires auteurs de la Bible.

            Finalement, son exil est un non-exil, c'est une arme: écoutons de nouveau Stephen s'adressant au plus proche et plus intelligent de ses amis:

            Look here, Cranly, he said. You have asked me what I would do and what I would not do. I will tell you what I will do and what I will not do. I will not serve that in which I no longer believe, whether it call itself my home, my fatherland or my church: and I will try to express myself in some mode of life or art as freely as I can and as wholly as I can, using for my defence the only arms I allow myself to use -- silence, exile and cunning.

            On se trouve devant lepassage à la fois le plus direct et le plus agressif du livre, mais aussi le plus énigmatique.

            "I will not serve !" évoque, bien sûr, le Non Serviam de Lucifer, revu par Milton . . .  mais c'est aussi l'inverse de la devise du Prince de Galles reportée (en allemand, paradoxalement) sur son emblème: "Ich dien" -- 'I serve' or 'I will serve'.  Joyce, qui le savait certainement, donne ainsi  une dimension supplémentaire à sa profession de foi.

            Vient ensuite, en anglais, l'expression: "whether it call itself". Je ne la traduis pas parce que  cela peut créer une confusion. Ce n'est pas "they call" ni "I call", mais "it call itself"  (not even "it calls itself" . . . ).

            Et puis, "my home, my fatherland . . . ". Ce n'est pas "motherland" ! Du point de vue linguistique -- j'ai enseigné la linguistique générale -- je n'ai pas fait d'étude sur la fréquence de fatherland en comparaison avec motherland: mais j'ai plus qu'une impression que motherland est plus courant en anglais, et fatherland est le mot juste en allemand (de nouveau  l'allemand !).

            Pour terminer je voudrais dire un mot sur "silence, exile and cunning". On peut bien commencer d'une façon anecdotique: est-ce qu'on a jamais vu un Irlandais silencieux ?  (ni même un italien . . . ) Deuxièmement, "Exile" ! On dit toujours -- "Joyce n'a  écrit que sur l'Irlande ! Il n'a rien écrit d'autre !". Ce n'est pas vrai: il a écrit des morceaux dont on ne parle presque jamais; l'un d'eux est très symboliquement intitulé Giacomo Joyce. L'histoire ne se passe pas en Irlande, mais en Italie. Il y a là  --

A ricefield near Vercelli under creamy summer haze [. . .] . Padua far beyond the sea. The silent middle age, night darkness of history sleep in the Piazza delle Erbe under the moon . . .  

            On dit aussi "Joyce n'a rien écrit sur la France !"  Ce n'est pas vrai non plus! Il a écrit Le Chat et le Diable, dédié à son petit-fils Stephen -- le seul ouvrage de Joyce d'ailleurs qui soit vraiment dédié à quelqu'un -- qui commence ainsi:

Beaujency is a tiny old town on the bank of the Loire, France's longest river. It is also a very wide river, for France, at least. 

            Je veux donc souligner que le silence de Joyce n'est pas un vrai silence, que son exil n'est pas un véritable exil. Quant à "cunning", rappelons-nous la réflexion de Cranly dans le même passage -- "Cunning, you poor poet, you !"

            C'est le caractère tout à fait contradictoire de Joyce qui lui confère une très grande partie de sa grandeur.

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